LA FIN D'UN ROI
Les lames se choquèrent à un doigt du sourire de Bowen, frottant l'une sur l'autre dans un froissement d'étincelles. Les yeux de Bowen eux-mêmes avaient l'éclat de l'acier.
-Pas mal, apprécia-t-il.
Il dégagea d'un geste vif, expédiant son adversaire casqué dans la poussière.
-Mais pas assez bien pour sauver ta vie, prince.
Afin de souligner son trait, Bowen appuya la pointe de son épée sur le blason - une tête de dragon fichée sur un glaive - ornant la cotte d'armes de l'homme à terre.
Un juron jaillit du casque du prince et sa botte repoussa la cuisse du chevalier. D'un même mouvement, il esquiva la lame de Bowen et se remit sur pied. Il se fendit, Bowen le contra et détourna sa lame de sa poitrine nue.
-C'est mieux!
Le prince sourit derrière la visière de son casque. Bowen comprit l'avantage qu'il pouvait en tirer: tout à la joie du compliment, le prince avait baissé sa garde. La lame de Bowen fendit l'air et frappa le prince... du plat de l'épée.
-Tu es mort, Einon!
Le prince Einon chancela. Poussant un nouveau juron, il chargea furieusement Bowen qui, dans un éclat de rire, para sans difficulté à sa manœuvre grossière.
-Tu confonds encore la résolution et l'emportement. Bats-toi avec ta tête, pas avec ton cœur! reprit-il en ponctuant ses railleries de coups frappés à plat.
Pourtant, Einon avait bien assimilé les automatismes. Son impétuosité seule expliquait sa maladresse et accentuait la domination de Bowen.
Bowen recula à travers les ruines du vieux château romain jusqu'à un mur branlant sur lequel il grimpa tout en parant aux coups désordonnés d'Einon.
-Tu permets que je m'assoie? Cela m'épuise de te voir t'agiter ainsi.
Un grognement inintelligible franchit la visière du casque. Bowen détourna la lame qui le visait et, d'une détente du poignet, il envoya Einon rouler dans l'herbe haute. Le casque tinta contre une pierre.
-Ce n'est pas en restant le nez dans la poussière que tu trouveras la victoire, lança Bowen au prince.
Après avoir appuyé son épée contre le mur, il saisit sa gourde et but à longs traits, laissant l'eau se mêler à la sueur sur sa poitrine nue. Puis il leva les yeux vers le soleil qui commençait à descendre derrière les montagnes. Ses pâles rayons dévalaient le versant escarpé, débusquant la citadelle du roi Freyne dans l'ombre où elle se terrait. L'or du soleil lui-même ne parvenait pas à égayer la sinistre bâtisse. À la lumière du jour, celle-ci préférait la sombre étreinte des rochers. À la fois fruste et primitive, elle convenait on ne peut mieux à son maître.
Comme bâtisseur, Freyne n'égalerait jamais les puissantes légions qui avaient édifié le mur de pierres sur lequel Bowen était assis. Même en ruine, le vieux château célébrait encore les conquérants qui l'avaient élevé. Ceux-ci avaient laissé dans tout le pays des témoignages de leur grandeur: de larges routes, des murailles grandioses et un sang généreux. De ce dernier était issu un roi dont l'héritage surpassait encore celui de ses ancêtres... Un héritage qui avait un jour uni toute l'Angleterre dans un rêve commun, un rêve adressé au cœur et à l'esprit.
De ce roi, de ce passé ne subsistaient plus que des ruines. Des cendres de la Rome impériale s'étaient levés des seigneurs comme Freyne, dont l'appétit de conquêtes n'avait pour moteur que leur rapacité. Non, Freyne n'avait rien d'un bâtisseur. Perchée parmi les collines, sa forteresse - Bowen ne pouvait se résoudre à lui donner le nom de château - évoquait quelque sombre oiseau de proie prêt à enlever dans ses serres une contrée apeurée.
Bowen avala une autre gorgée pour chasser l'amertume de sa bouche. Il entendit Einon se relever et le charger à nouveau. Tout en buvant, il empoigna son épée de la main gauche et décocha à Einon un coup qui le jeta sur les genoux.
Le prince devenait négligent; il n'était même plus amusant de jouer avec lui.
-Ce n'est pas sur le champ de bataille qu'il faudra t'agenouiller mais à l'église, le jour de ton couronnement.
De son épée, Bowen donna deux coups rapides sur les côtés du casque pour le faire tinter. Einon secoua la tête, poussant un véritable rugissement. Sans même se relever, il lança à toute volée son épée dans les jambes de Bowen. D'un bond, celui-ci sauta sur le mur et la lame érafla la pierre. Einon riposta d'un coup vicieux dirigé vers le haut auquel Bowen para avec la gourde, pestant intérieurement contre la piètre démonstration du prince. L'outre percée déversa son contenu sur la tête casquée d'Einon.
-Du calme, petit prince. Rappelle-toi: du sang froid dans tes veines, du sang chaud sur ta lame.
Mais la douche n'avait pas tempéré l'humeur d'Einon et son épée était toujours aussi désespérément maladroite. Bowen esquiva une nouvelle attaque avec un rire sarcastique. Au même moment, une pierre roula sous son talon.
L'herbe au pied du mur amortit sa chute. Einon escalada le mur et lança d'un ton plaintif:
-Messire Bowen?
À cette question angoissée, Bowen comprit qu'il détenait l'avantage. Immobile, les yeux fermés, il attendit qu'Einon approche.
Le prince sauta du mur et Bowen entendit l'herbe bruisser sous ses pas. Plus près, encore plus près... La candeur du jeune homme rendait la chose presque trop facile. Les paupières mi-closes, Bowen l'observait à travers la masse de cheveux blonds couvrant son visage. Einon se pencha sur lui, la visière relevée. Une expression grave et anxieuse se peignait sur son visage d'adolescent boutonneux. La fatigue et les rayons du soleil rougissaient sa peau claire. Le garçon n'avait pas hérité de la beauté de sa mère. Au physique, il était le digne fils de Freyne. Mais, pour le reste, Bowen était bien décidé à ce qu'il ne ressemble pas à son père.
-Messire Bowen?
Bowen réprima un sourire. C'était la même voix timide qui l'abreuvait d'injures quelques minutes plus tôt.
Einon s'agenouilla près du chevalier. Un bruit attira alors son attention, un bruit de galop approchant dans son dos.
Comme le garçon se détournait, Bowen se dressa tel un ressort et pointa son épée sur sa gorge:
-Encore mort, prince! Combien de fois devrai-je te le répéter? gronda-t-il par-dessus l'épaule du jeune homme.
-Ne tourne jamais le dos à un ennemi, sauf s'il est mort, récita mécaniquement le prince.
Mais la leçon était terminée.
-Cette fois, ça y est, dit Bowen en désignant les cavaliers qui venaient de pénétrer dans la cour anciennement pavée.
Einon ôta son casque et passa la main dans sa tignasse blond pâle trempée de sueur. Bowen lança un regard noir aux cavaliers qui s'approchaient: deux soldats et une grosse brute de chevalier - messire Brok -, tous équipés pour la bataille. Einon savait aussi bien que Bowen la raison de leur venue:
-Les paysans se sont révoltés.
-Ils sont toujours en révolte, rectifia Brok avec un sourire aigre. Cette fois, c'est une rébellion.
Les hommes de Brok rirent tout fort de son trait d'esprit tandis que leur chef braquait son sourire sur Bowen. Brok détestait Bowen qui le lui rendait bien.
-Le roi Freyne convie son fils à assister à sa noble victoire.
-Noble? railla Bowen. Écraser de pauvres bougres apeurés...
-De la racaille! corrigea Brok.
Son cheval s'ébroua nerveusement en l'entendant élever la voix.
-C'est l'ordre du roi que le prince vienne! Son chaperon est également invité à regarder.
Ayant dit, Brok cravacha sa monture et s'éloigna avec ses hommes en direction du couchant. Bowen se dirigea vers son cheval, attaché à une poutre vermoulue auprès de celui d'Einon. Il prit sa tunique sur sa selle et entreprit de la passer.
-Pourquoi l'avez-vous laissé vous insulter? demanda Einon d'une voix déçue. Vous, un chevalier de l'Ancien Code! Vous n'avez quand même pas peur de lui!
-Ni de lui ni de ses opinions, s'esclaffa Bowen en secouant sa crinière inculte pour l'aider à franchir l'encolure de son pourpoint.
Bowen avait déjà fait ses preuves contre Brok, quand il s'était agi de désigner le mentor du prince. Freyne aurait choisi Brok sans hésiter si la reine Aislinn n'avait soutenu Bowen, un chevalier de l'Ancien Code. Freyne n'avait consenti à ce qu'ils s'affrontent que parce qu'il était persuadé que Brok l'emporterait sur le jeune chevalier tout récemment entré à son service. Il se trompait. Ce jour-là, Bowen aurait pu ôter la vie à Brok, mais il lui avait fait grâce. Brok ne le lui avait jamais pardonné.
Bowen enfila son surcot de cuir. En bouclant sa ceinture, il vit qu'Einon fixait son emblème - une épée dressée à l'intérieur d'un cercle doré - d'un œil maussade. Bowen souhaitait que le garçon respecte le symbole, non qu'il le considère avec dépit. Il lui avait enseigné la formule - « Dans le cercle de la Table et sous l'épée sacrée» - mais Einon n'était encore qu'un enfant, et les enfants n'ont que faire des subtilités de langage. Pour eux, l'honneur est l'honneur et une insulte ne doit pas demeurer impunie. Bowen lui fit la seule réponse possible, sachant qu'il ne s'en satisferait pas:
-Je n'en attendais pas moins de Brok, l'homme lige du roi.
Sa voix n'exprimait que trop son dégoût; Bowen en prit conscience en voyant Einon se renfrogner. Pas facile d'être le fils d'un tyran barbare... et encore moins de le servir. S'étant aperçu que Bowen l'observait, le garçon parvint à sourire:
-Quand je serai roi, vous serez mon homme lige, Bowen.
-Je le suis déjà, mon prince.
Après une tape affectueuse sur l'épaule du jeune homme, Bowen l'aida à se mettre en selle.
Le fracas de la bataille - cliquetis des armes, hurlements, hennissements des chevaux - faisait éclater dans la nuit une symphonie de violence et de mort.
Une fumée grise souillait le ciel noir que l'incendie teintait de reflets sanglants. Soudain, un éclair doré déchira le brouillard pourpre: une couronne roulant au sol, dans le sang et la boue.
Un chevalier en armure s'écroula près d'elle, manquant se faire piétiner par les hommes et les chevaux. Une tête de dragon fichée sur une épée ornait son surcot. Un filet de sang coulait de sa bouche, maculant sa barbe et se mêlant à la boue qui l'avait éclaboussé lors de sa chute. Le roi Freyne avait reçu un coup mortel.
Dans son agonie même, son regard vitreux ne pouvait se détacher de sa couronne. Sa main gantée se tendit vers le cercle doré mais retomba sans avoir pu l'atteindre. Ses lèvres s'entrouvrirent sur un flot de sang bouillonnant.
-Père!
La plainte désespérée d'Einon perça le vacarme et, piquant des deux, le prince s'élança vers le champ du carnage. Des guerriers en armure se colletaient avec une foule bigarrée, armée d'outils agricoles. C'était une faux, maniée par un paysan à la barbe rouge, qui avait renversé le roi de son cheval; Einon avait tout vu depuis une colline. Bowen avait insisté pour qu'ils demeurent là-haut sans prendre part au combat, malgré le désir d'Einon. Le garçon brûlait par-dessus tout de voir Bowen en action, car il était la plus fine lame parmi les chevaliers. Le meilleur... et le moins aimé. Pour Einon, cette impopularité était due à la jalousie, mais il savait aussi que les autres encaissaient mal le mépris dans lequel les tenait Bowen. C'était le même mépris qu'il manifestait pour ce combat. Pourtant, sa place était sur le champ de bataille. S'il s'était trouvé à ses côtés, le roi n'aurait pas succombé aux coups de ce chien rouge.
Einon savait que son mentor se trouvait quelque part derrière lui - il l'avait entendu crier son nom en dévalant la colline - mais il se réjouissait de l'avoir perdu dans la confusion: Bowen n'aurait fait que l'entraîner à l'écart alors qu'il devait rejoindre son père.
Einon traversa au galop le rideau de fumée jusqu'à l'endroit où gisait le roi. Il mit pied à terre, se fraya un passage jusqu'à son père, posa une main sur sa poitrine et la retira vivement en frissonnant: elle était poisseuse de sang! Hébété, Einon regarda tour à tour sa main, son père... et la couronne.
Ébloui par les reflets d'incendie qui dansaient sur son flanc - on aurait dit des doigts dorés l'invitant à approcher -, il étendit un bras tremblant par-dessus le corps inerte de son père et l'arracha de la vase avec un bruit de succion.
Elle était plus lourde qu'il ne le pensait. Comme il la ramenait vers lui, des doigts gainés de métal se refermèrent sur le diadème et tirèrent. Einon fut déséquilibré et son regard plongea à travers le cercle doré dans les yeux terribles de son père! De saisissement, il recula, arrachant la couronne à l'étreinte opiniâtre du roi. Durant quelques secondes, les doigts de Freyne griffèrent convulsivement le vide puis son bras battit l'air et retomba sur sa poitrine. Ses lèvres sanglantes exhalèrent un soupir rauque et son regard se figea à jamais sur son héritier, exprimant un étonnement sans bornes.
Einon s'écarta du cadavre de son père, tenant toujours la couronne. Les reflets avaient repris leur sarabande sur celle-ci mais une ombre massive se glissa dans le dos du prince, ternissant son éclat.
-Voilà que le porcelet se vautre dans la boue avec son vieux verrat de père!
Einon fit volte-face et vit un géant penché sur lui. La barbe et la chevelure du rebelle étaient du même rouge que le sang qui dégouttait de sa faux. Il était flanqué d'un gaillard large de poitrine et aussi massif qu'un ours, l'œil gauche barré d'un tissu sanglant, et d'un garçon dégingandé, à peine plus âgé qu'Einon. Le jeune homme, coiffé d'un seau découpé à la façon d'un casque, lançait au géant roux des regards indécis tandis que les autres se massaient derrière eux.
-Tu peux remercier Riagon, Porcelet, railla l'ours borgne. Son coup de faux a fait de toi un roi.
Sa boutade suscita l'hilarité d'une partie de la troupe.
-Tais-toi, Hewe! commanda Riagon en fixant Einon avec haine. Le prochain coup fera de toi un mort.
Riagon leva sa faux. Einon eut un mouvement de recul. Du coin de l'œil, il vit Tête-de-seau se détourner vivement. Einon aurait voulu pouvoir en faire autant, mais son regard ne pouvait quitter la lame au-dessus de sa tête, toute souillée du sang de son père. Comme la mort allait fondre sur lui, il se sentit brusquement tiré en arrière. La lame passa à un doigt de sa tête et ne fit qu'entailler le dos de sa main. Einon grimaça de douleur et laissa échapper la couronne. Par miracle, il était vivant! Bowen hissa le garçon sur la selle derrière lui et se retourna vers Barbe-rouge.
Baissant la tête pour éviter la lame qui sifflait à ses oreilles, il empoigna le manche de la faux et, tirant d'un coup sec, le fit basculer vers Barbe-rouge. Atteint à la mâchoire, le rebelle lâcha son arme et s'écroula dans les bras de Tête-de-seau.
-Ne tourne jamais le dos à un ennemi, sauf s'il est mort! gronda Bowen tandis qu'Hewe l'Ours le chargeait. Tu n'apprendras donc jamais?
Bowen repoussa Hewe d'un coup de pied et poursuivit la leçon tout en assommant un autre rebelle avec le manche de la faux:
-Tu as oublié tout ce que je t'ai enseigné?
-Assez de sermons, des actes! Tuez cette racaille! explosa Einon sous le coup du chagrin, de la frayeur et de l'humiliation.
Et, arrachant la faux des mains de Bowen, il la brandit devant un nouvel assaillant. Bowen récupéra l'arme et estourbit le paysan avec le manche.
-Inutile de les tuer! l'admonesta Bowen et, s'étant débarrassé de la faux, il piqua des deux pour quitter au plus vite le champ de bataille.
Bowen arrêta son coursier au flanc de la colline, au pied d'un arbre mort. Il sauta à terre et se retourna afin d'examiner la main d'Einon resté en selle.
-J'ai parfois l'impression de gaspiller ma salive avec toi, reprocha-t-il d'un ton où perçait l'inquiétude. Sers-toi de ta tête...
-...Si tu ne veux pas la perdre, récita timidement Einon, sans parvenir pour autant à amadouer Bowen.
-Sinon, ta première bataille risque fort d'être la dernière... Si on peut appeler ce carnage une bataille!
Bowen cracha par terre et considéra avec mépris la mêlée en contrebas. Les paysans ne manquaient pas de bravoure, mais le combat était par trop inégal. Lentement mais sûrement, les troupes royales allaient les écraser. Écœuré, il détourna la tête et son regard croisa celui d'Einon, empreint d'un trouble profond.
-Est-ce pour ça que vous refusez de vous battre, Bowen? demanda le garçon d'un ton respectueux.
La mine sévère de Bowen se détendit sous l'effet d'un sourire auquel succéda un rire franc et massif:
-Qu'ai-je fait d'autre à l'instant, jeune coq?
-Je voulais dire « avec ça ».
Einon se pencha en selle, saisit la poignée de l'épée de Bowen, la tira de son fourreau et la leva devant ses yeux emplis d'une admiration enfantine:
-La plus noble lame du royaume!
-Trop noble pour tremper dans le sang de malheureux sans défense.
Bowen déchira un bout de sa manche et s'en servit pour éponger l'estafilade sur là main d'Einon. Le garçon grimaça.
-Mon épée est faite pour te protéger, pas pour prendre part aux massacres de ton père.
-Vous parlez d'un mort, marmonna Einon d'un ton blessé. Et du roi.
Bowen accueillit en silence son reproche masqué. La violence des instants qu'il venait de vivre lui avait fait oublier le chagrin d'Einon, tout comme à celui-ci. Mais sa remarque étourdie venait de rouvrir la plaie. La lèvre d'Einon tremblait des efforts qu'il faisait pour contenir ses larmes.
-Maintenant, c'est toi le roi, le consola Bowen en essuyant ses larmes avec son chiffon rougi. Sois courageux, Einon. Et n'oublie pas la leçon de cette journée: un carnage n'est pas une bataille. Il t'appartiendra de restaurer l'Ancien Code pour que ta couronne retrouve l'éclat de l'honneur et que nul ne soit jamais tenté de se révolter contre elle. Alors, tu seras un plus grand roi que ton père.
Bowen tourna son regard las vers la bataille qui faisait toujours rage. Des silhouettes enchevêtrées se découpaient sur la nuit et la fumée, éclairées par les flammes.
-Je vous promets que je serai plus grand que lui, Bowen. Et nul ne prendra jamais les armes contre ma couronne.
Le ton âpre d'Einon fit se retourner Bowen. Durant une fraction de seconde, il lui sembla voir briller un éclair de noirceur dans son regard. Mais sans doute étaient-ce les ombres et le reflet de l'incendie, car ses yeux s'agrandirent subitement:
-La couronne! s'exclama-t-il.
-À quoi bon une couronne, si tu n'as plus de tête pour la porter?
Bowen s'empara des rênes du cheval, précédant la réaction d'Einon. Il n'était pas question que le garçon aille se faire blesser - ou corrompre - dans cette tuerie.
-Avant de songer au butin, il faut être sûr de sa victoire, mon prince.
-Ton roi, le corrigea Einon avec effronterie. Je veux récupérer mon bien!
Ayant dit, il donna un grand coup du plat de l'épée de Bowen sur la croupe du cheval. La bête hennit et se cabra, arrachant les rênes de la main de Bowen.
-Einon!
Le claquement des sabots étouffa le cri de Bowen et, piquant des deux, Einon dévala le flanc de la colline jusqu'au lieu du combat.
À travers l'écran de fumée, Bowen apercevait Einon se dirigeant vers le cadavre de son père, toujours étalé dans la boue. Il s'était jeté à sa suite dans la mêlée et, quoique sans armes, il n'avait rencontré qu'une faible opposition. Les troupes royales avaient mis les rebelles en déroute et la plupart préféraient fuir à la vue d'un chevalier. Seul un imbécile l'avait menacé d'un bâton qu'il s'était fait arracher des mains avant de le prendre dans le ventre et de s'écrouler, le souffle coupé. Un autre s'était rué sur lui avec un couteau, sans parvenir à l'arrêter.
Toujours galopant, il vit Einon s'approcher de la couronne plantée dans le sol bourbeux, s'incliner presque à ras de terre et ramasser son trophée à la pointe de l'épée de Bowen.
-Einon!
Trop tard! Une silhouette dégingandée et coiffée d'un seau venait de se laisser tomber sur le cheval d'Einon depuis une hauteur. Einon lâcha l'épée qui alla se piquer dans le sol. Les deux garçons chutèrent dans la boue, bras et jambes mêlés. Le casque de fortune de l'agresseur roula loin de lui, libérant une cascade de cheveux roux. Sitôt relevé, Einon tendit la main vers l'épée encore vibrante de Bowen.
Secouant ses boucles rousses, Tête-de-seau fit volte-face vers Einon, tournant le dos à Bowen sur le point de les rejoindre. Par-dessus l'épaule du garçon, il vit Einon saisir la poignée de l'épée, se retourner vers son ennemi puis s'immobiliser, bouche bée... D'un geste vif, le rebelle lui ravit l'épée. Retrouvant ses esprits, le jeune roi se cramponna de toutes ses forces à son bras. La lame jaillit alors de la boue et Tête-de-seau se jeta en avant, la plongeant dans la poitrine d'Einon. Fixant son adversaire d'un regard hébété, celui-ci se dégagea, vacilla et finit par s'abattre, face contre terre.
Poussant un cri de rage et de douleur, Bowen fondit sur Tête-de-seau, empoignant d'une main sa longue chevelure et le désarmant de l'autre. D'un même mouvement, il tira le jeune rebelle vers lui, leva son épée afin de le frapper... et connut alors la même hésitation qu'Einon.
Tête-de-seau était une fille!
Elle pouvait avoir un an ou deux de plus qu'Einon et même la crasse ne parvenait pas à masquer la beauté de son visage nimbé d'une chevelure flamboyante. Bowen tremblait de fureur et de stupéfaction, comme tétanisé. Les yeux immenses de la fille exprimaient la terreur mais aussi une résignation insoutenable. N'espérant aucune pitié, elle ne songeait même pas à demander grâce.
Poussant un cri douloureux, il la repoussa violemment. Elle tournoya sur elle-même et retomba sur le sol où elle demeura étendue, levant vers le chevalier des yeux emplis d'étonnement. Voyant Bowen la menacer de son épée brandie, elle détala dans la nuit sans demander son reste.
-Bowen, gémit Einon, la bouche pleine de terre.
Il gisait tout près de son père. Bowen s'agenouilla et le retourna délicatement. Ce faisant, quelque chose tinta sur la boucle en métal de sa ceinture: la couronne. Einon la serrait entre ses doigts, toute poisseuse de sang... Le même sang qui s'écoulait de sa poitrine, barrant d'un long ruban pourpre la tête tranchée du dragon de ses ancêtres.
-Bowen? murmura de nouveau Einon. Serrant contre lui le garçon à demi évanoui, Bowen essuya la boue qui maculait son visage.
-Je suis là, mon prince... Mon roi!